Depuis sa création en 2016, TikTok s’est imposé comme un mastodonte de l’industrie musicale. L’application est un propulseur de nouveaux artistes, un vivier de talents pour les labels et l’un des symboles du règne des chiffres. Mais quelle est la véritable influence de TikTok ?

J’arrive à vive allure, ta clique dans ma panure, j’veux pas ton 06, ni ton 07”. Buzz. Yamê Bantu décolle sur TikTok et son téléphone n’en finit plus de vibrer. L’artiste franco-camerounais, autodidacte et musicien depuis ses huit ans, a publié ce premier extrait de chanson sur le réseau social en novembre 2022. À l’époque, il cumulait environ 2000 abonnés sur Instagram, à peine plus sur TikTok, et peinait à exporter sa musique au-delà des murs de sa chambre. “Je me suis lancé parce qu’on sait très bien ce que TikTok représente en termes d’audience”, pose l’artiste. “L’un des mes potes travaillait déjà dans le domaine de la musique, il m’a aidé à mettre en place une stratégie”. 

La plateforme développée par l’entreprise de technologie chinoise ByteDance compte plus d’1,7 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde. Elle s’est imposée comme le premier vecteur de découverte musicale chez les moins de 25 ans selon une étude du Syndicat national de l’édition phonographique, et son influence dépasse le cadre de l’application. “Aujourd’hui, un artiste qui veut faire des tubes ne se lance pas sans TikTok” analyse Sophian Fanen, journaliste co-fondateur du média indépendant Les Jours et spécialiste de l’industrie musicale. “La viralité est au cœur du fonctionnement de l’application. Si un contenu n’explose pas, il n’existe presque pas sur TikTok”. 

Le buzz s’exporte de TikTok

Yamê prend ce paramètre en compte lorsqu’il lance sa série “Après une taff” – soit une bouffée de fumée – en novembre 2022. Sur chacune des vidéos qu’il publie pendant deux semaines, il montre l’étendue de son talent dans de courtes chansons piano-voix. “J’ai compris qu’avec l’algorithme de TikTok, il faut réussir à capter les gens dans les trois premières secondes”, glisse-t-il. “Et tout le monde se demande ce qu’il se passe après avoir tiré une taff.” Le concept plaît immédiatement et les réactions des internautes s’accumulent. 

@yamebantu

On a tous perdu un mola 🥺😔

♬ son original – Yamê

Sa communauté croît au fil des posts, jusqu’à atteindre 100 000 abonnés sur TikTok, 97 000 sur Instagram, et 57 000 auditeurs mensuels sur Spotify, cinq mois après sa première publication. “Il y a clairement un transfert des utilisateurs de TikTok vers les autres réseaux sociaux et les plateformes de streaming” pointe Sophian Fanen. Ce taux de conversion élevé, qui multiplie par plus de trois l’ajout dans une playlist, s’explique en partie par le caractère addictif de l’application. Le temps moyen passé par les utilisateurs sur la plateforme était de 95 minutes en 2022, soit trois fois plus que Snapchat et quatre fois plus que Twitter. 

D’après nos analyses, la multiplication des vidéos réalisées par les TikTokeurs entraîne une hausse des ajouts dans les playlists des plateformes de streaming. Le morceau Material Girl de Madonna, franc succès dès sa sortie en 1985, a ainsi profité d’une nouvelle jeunesse à l’hiver 2022. En l’espace de deux mois les vidéos utilisant cette musique sur TikTok ont été multipliées par 8 (atteignant plus d’1,6 million). Sur la même période, le placement du titre dans des playlists Spotify a doublé, approchant les cinq millions.

Le taux multiplicateur représente l’évolution du nombre de vidéos reprises sur TikTok et le nombre d’ajouts dans des playlists sur Spotify. Le point 1 correspond au moment du pic de TikTok.

Et ce phénomène n’est pas isolé. L’artiste américaine Summer Walker a aussi gagné en notoriété grâce à TikTok. En l’espace de deux mois, alors que les vidéos reprenant sa musique ont été multipliées par dix, les placements dans les playlists Spotify ont quasiment quintuplé, atteignant plus de 13 millions d’ajouts.

Avec le “scroll infini”, Spotify se TikTokise

Pour le journaliste des Jours Sophian Fanen, l’une des limites rencontrées par les acteurs de l’industrie musicale pour transformer la viralité de TikTok en audience sur les plateformes de streaming est liée à notre époque. C’est une application qui nécessite une attention passive : les vidéos sont proposées sans qu’il y ait besoin de les rechercher, elles défilent seules. “Les jeunes générations ont grandi en utilisant des applications où on ne clique que très peu, et TikTok en fait partie“ analyse le journaliste. “On scrolle, on swipe, mais cela demande un effort d’aller au-delà, sur les plateformes de streaming“. Ce phénomène a un nom : le “scroll infini”.

La fluidité de TikTok est telle qu’en plus d’inciter ses utilisateurs à rester sur la plateforme le plus longtemps possible, elle influence aussi le mode de fonctionnement de Spotify, plus grosse plateforme mondiale de streaming. “Il y a une nouvelle fonctionnalité sur Spotify qui utilise cette technique du scroll pour limiter le nombre de clics”, lance Sophian Fanen. Uniquement disponible aux États-Unis et au Canada depuis mars 2023, cette nouvelle interface reprend le flux vertical des vidéos courtes de TikTok pour faire défiler un extrait de clip ou une pochette d’album. 

De sa chambre à la première partie de Stromae

L’influence de TikTok dans l’industrie musicale ne se limite pas aux chiffres d’écoutes et à l’interface des plateformes de streaming. Elle lance des carrières. Fin mars 2023, les mélodies aux influences soul de Yamê ont vibré jusqu’aux oreilles de Timbaland, producteur mondialement reconnu ayant notamment collaboré avec Jay Z ou Justin Bieber. Séduit par le talent du jeune musicien après l’avoir repéré sur TikTok, l’artiste américain lui a composé une production puis l’a partagée sur Instagram. Un coup de projecteur qui en appelle d’autres, puisque les vidéos TikTok de Yamê ont aussi tapé dans l’œil de Stromae. 

Il m’a repéré en scrollant sur TikTok et a validé ce que je faisais. Maintenant je me retrouve à faire ses premières parties, c’est incroyable !” s’enthousiasme le musicien. La superstar belge aux multiples disques de platine a invité Yamê à se produire sur scène lors de cinq dates entre avril et juin 2023. La dernière devrait avoir lieu le 11 juin, au stade Pierre Mauroy de Lille, devant plus de 50 000 personnes. Yamê est conscient que la visibilité acquise sur TikTok a joué un rôle important dans ses succès récents. 

Je me développe en tant qu’artiste depuis de longues années, y compris sur l’aspect scénique avec l’aide du rappeur Kohndo et de la ville de Bagneux (92), mais ma musique avait besoin de TikTok pour s’exporter jusqu’aux concerts de Stromae”. Yamê, artiste touche-à-tout, s’auto-produit au sein de son label indépendant DBS Records – structure qui produit ou distribue la musique d’un artiste. Ses mélodies virales sur TikTok font chavirer les cadors de l’industrie, et suscitent les convoitises des maisons de disques. 

Un repérage des artistes selon les chiffres ?

“J’ai été approché par tous les labels que vous pouvez imaginer après mon buzz TikTok”, révèle Yamê, “mais je suis un peu frileux à l’idée de signer dans une major, parce qu’on connaît les expériences difficiles que certains rappeurs déjà établis ont vécues”. Les majors sont les maisons de disques les plus influentes du marché de la musique. Elles sont au nombre de trois : Universal Music, Sony Music Entertainment et Warner Music Group. “Ce sont des gens avec qui je pourrais être amené à travailler tous les jours, donc j’accorde une grande importance aux relations humaines”, confie le musicien. 

Il a été repéré par des scouts – des recruteurs – missionnés par les structures pour observer les trends sur TikTok et les créateurs de contenus qui génèrent un grand nombre d’interactions. Leur existence prouve que Tiktok représente une mine d’artistes à dénicher pour les labels. “On ne signe jamais un artiste uniquement sur la base de statistiques mais c’est un complément et une aide”, reconnaît Judith Amsallem, directrice de la stratégie créative et sociale chez Sony Music France. 

TikTok au coeur de la stratégie des labels

L’attrait des structures musicales pour les créateurs de contenus sur TikTok s’est accéléré lors du premier confinement en 2020. L’application a enregistré son meilleur trimestre à cette période, soit 315 millions de téléchargements. “On a fait entrer TikTok dans nos stratégies parce que la musique est au cœur de l’ADN de la plateforme” indique Judith Amsallem. “Notre rôle en tant que label, c’est d’aider les artistes à optimiser leur potentiel en leur apportant notre expertise et des moyens pour se développer sur le réseau, mais tout n’est pas lié à TikTok. Un succès commercial, c’est un ensemble de planètes qui s’alignent.

Pour s’aligner avec les internautes, les labels vont jusqu’à proposer des versions accélérées des morceaux officiels. Celles-ci sont plus rapides et sont surnommées Sped-up. Elles occupent une place de plus en plus importante sur TikTok. En avril 2023, près d’un tiers des musiques du Top 50 de Spotify étaient accélérées selon nos analyses.

Toutes ces stratégies mises en place, pensées pour générer des bénéfices, doivent s’adapter aux particularités de chaque artiste et répondre aux exigences de l’algorithme. L’application TikTok, fusionné avec Musical.ly en 2018, impose une forte incarnation et un engagement complet des artistes. Tout l’enjeu étant de créer un maximum de viralité. “Quand Ronisia a sorti le morceau “Atterrissage”, ça a créé une trend TikTok et elle a pu faire décoller sa carrière plus rapidement” rappelle Judith Amsallem.

Yamê, lui, n’a pas encore annoncé de signature en major, mais des pourparlers sont en cours. Il a réduit sa cadence sur TikTok depuis fin mars. “Je vais continuer d’avoir une bonne présence sur la plateforme, mais je prends un peu de recul pour me structurer davantage. Mon défi est de faire comprendre aux gens que je ne fais pas que du piano-voix. C’est aussi pour ça que j’ai sorti mon single Call of Valhalla en février dernier.”

Des morceaux de plus en plus courts

Quasiment indispensable au développement des jeunes artistes, la viralité de TikTok entraîne aussi des bouleversements sur les musiques en elles-mêmes. “Certains créateurs de contenus cherchent à produire 10/15 secondes puissantes pour générer du buzz. On est plus sur un travail de designer sonore, un peu comme en publicité, que d’artiste à part entière”, estime le journaliste Sophian Fanen. L’émergence de TikTok a accéléré un phénomène déjà existant depuis l’arrivée des plateformes de streaming au début des années 2000 : la réduction de la durée des musiques. 

Les analyses de 90 000 morceaux du média spécialisé dans les données du rap français, “RapMinerz”, ont prouvé que la durée moyenne des sons avait chuté d’environ une minute en 20 ans, passant de quatre à trois minutes. Sur TikTok, c’est encore plus court. Le journaliste britannique spécialiste de TikTok Chris Stokel-Walke, auteur du livre TikTok Boom, a démontré qu’une vidéo potentiellement virale sur TikTok durait en moyenne entre 21 et 34 secondes. Une obligation de rapidité qui rejaillit sur le processus de création. “Une artiste comme Anaïs Mva, qui est signée chez Sony, a construit toute sa communauté sur TikTok” indique Judith Amsallem. “Elle interagit beaucoup et construit même ses morceaux avec le public”. 

L’exemple d’Anaïs Mva est représentatif de l’accélération engendrée par TikTok. La durée moyenne des six chansons de son premier projet “Métastase”, sorti en janvier 2023 sur les plateformes de streaming, est de 2,17 minutes. Bien en deçà de la durée moyenne d’un morceau en 2023 selon nos calculs, estimée à 2 minutes 59. Quant à Yamé, il publie des extraits de vidéos courtes sur TikTok pour des questions algorithmiques, mais dit ne pas prendre en compte ces paramètres quand il crée. “Les tendances, c’est éphémère. Tu peux exploser très rapidement et demain, plus personne ne sera là. J’ai vraiment envie de développer ma musique sur le long terme. TikTok n’est pas une fin en soi”. 

Eva Aronica (@Eva_Aronica), Victor-Louis Barrot (@VLouisBarrot), Louis Emeriau (@_Louis_Emeriau), Eve Figuière (@Eve_fgre), Alexis Gonzalez (@algzlz), Luigy Lacides (@luigy_lacides)